Dans la vie, il y a plusieurs naissances. En tant que chaque être humain est un corps, il est né physiquement. En tant qu’il est aussi une pensée, une vie intérieure, une âme, ne passe-t-il pas aussi par certaines naissances spirituelles ? La naissance physique n’est déjà pas simple puisqu’elle comporte deux temps, deux dimensions. Elle consiste à sortir du ventre d’une mère, à découvrir d’autres modes de perception, un autre milieu, un autre monde : elle consiste précisément à venir au monde. Mais elle est également le moment mystérieux de la conception où, à partir de deux autres (père et mère), un corps neuf apparaît. La naissance spirituelle a-t-elle quelque analogie avec cette naissance physique à double-temps par quoi nous sommes tous passés ?
La naissance spirituelle, on peut la nommer : conscience ou prise de conscience. Elle n’est pas unique, à la différence de la naissance physique : elle se répète régulièrement chaque fois que notre vie intérieure franchit des seuils. Notre question est la suivante : est-ce que les deux dimensions de la naissance physique se retrouvent dans toute naissance spirituelle, c’est-à-dire dans toute expérience de la conscience ?
1- La première dimension de la naissance, c’est l’accès à une autre vision et à un autre monde, en passant d’un mode de vie à un autre. La conscience humaine peut effectivement se définir comme un système d’organisation du monde : par la perception (conscience perceptive), par l’organisation du temps et de l’espace (imagination et entendement) et par les valeurs qu’on pose et qui permettent de discriminer le bien du mal (conscience morale). Chaque fois qu’un être humain élargit sa conscience, il naît à un autre monde. Et, dans cet autre monde, il va se comporter autrement. Une prise de conscience ouvre sur un changement de conduite car la conscience est une vision qui détermine une action.
La prise de conscience peut se décrire comme une étape dans un processus de formation. L’approche génétique de la construction de l’être humain montre que l’enfant, grâce au progrès de son intelligence (formation du cerveau) et à l’éducation qu’il reçoit (information et apprentissage), modifie constamment sa conscience du monde, dans le sens d’un élargissement de ce monde au-delà de son environnement immédiat.
La prise de conscience peut se décrire comme une réflexion : il s’agit de suspendre notre adhésion aux croyances qui nous sont coutumières, aux idées que nous nous sommes mises dans la tête, afin de comprendre que nous sommes nous-mêmes l’origine de ce monde en quoi nous croyons. C’est la démarche de Descartes, puis de la phénoménologie construite par Husserl. On insistera alors sur le doute comme état d’esprit que nous devons garder en permanence à l’égard de ce que nous représentons.
La prise de conscience peut se décrire comme conversion. L’homme qui élargit sa conscience découvre que ce qu’il croyait réel n’est qu’apparence et que le réel, au-delà de l’apparence, nous était d’abord demeuré caché. Le mythe de la caverne, chez Platon, exprime bien ce qu’est un chemin de conversion. La prise de conscience est alors un éveil à la réalité d’au-delà des apparences.
L’expérience de la naissance spirituelle est toujours troublante. L’on y perd ses croyances, ses repères, ses idées toutes faites. L’on passe par la perplexité, l’hésitation, le questionnement sur soi et sur le monde. L’on se laisse travailler par une évolution qui se fait en nous et l’on entre dans un cheminement.
2- La deuxième dimension de la naissance physique, c’est de vivre par les autres. La naissance spirituelle comporte, elle aussi, cette conscience de dette envers l’autre : ce que je suis, je le dois à autrui. C’est ce qu’on peut appeler : l’être-par-l’autre. La conscience, en effet, autant que le corps, est un résultat : elle est produite et déterminée par des processus qui ne sont pas en elle, qui ne sont pas elle. Cette idée peut prendre trois formes, selon les époques de la philosophie.
Dans le monde moderne, la conscience va se mettre à chercher ce qui la rend possible et décide de sa manière d’être : c’est ce qu’on appelle une détermination. Il y a, d’une part, des déterminations extérieures : chacun est le produit de la société à laquelle il appartient, de l’éducation qu’il a reçue. La sociologie étudie cet aspect. Mais chacun est également déterminé par son époque, comme l’étudie l’histoire. Il y a, en outre, des déterminations intérieures. La psychanalyse montre comment des processus psychiques inconscients influencent en permanence notre conscience.
Dans la théologie chrétienne, chaque conscience est posée dans l’existence par Dieu. Toute conscience résulte d’une création. Dieu est le créateur et l’homme est sa créature. C’est cette notion d’être-par-l’autre que retrouve Descartes : dès que je pense (cogito), je découvre que je ne peux penser que parce que Dieu a créé ma pensée.
Dans la philosophie grecque, la pensée n’existe que dans la mesure où elle est habitée par un être extérieur. Sur le modèle primitif de la possession, la pensée est principalement conçue comme inspiration : l’âme est cette capacité à s’ouvrir à l’impersonnel. Platon emploie constamment la métaphore du soleil et de la lumière : penser consiste à laisser être la lumière en nous, à nous rendre de plus en plus translucides. C’est l’expérience de la contemplation.
3- Le mot « philosophie » est vague et il mérite toujours d’être défini en contexte. Ici, nous soutenons que la philosophie, c’est vivre en cheminant. Vivre philosophiquement, c’est accepter d’entrer dans le processus des naissances spirituelles. C’est croire qu’il ne suffit pas d’être né physiquement et de demeurer dans notre vie biologique. La vie biologique est l’occasion et la chance de pouvoir développer une vie spirituelle. Celle-ci est graduelle : elle est un processus de naissances successives. Ce processus comporte des risques de déviances et d’erreurs et il a peut-être besoin d’être guidé.
Le premier principe que nous pouvons donc énoncer ici repose sur une analogie entre naissance physique et naissance spirituelle : toute prise de conscience doit être double, en ce sens qu’elle est conjointement être-par-soi et être-par-l’autre. Il suffit que l’équilibre entre ces deux pôles soit rompu pour que l’être humain s’égare. Ceux qui sont tout entiers dans la dette échouent à exister ; ceux qui sont tout entiers dans le soi-même ou l’ego échouent également.
La conscience exige la formation personnelle, la réflexion qui est un retour sur soi, la conversion intérieure de notre manière d’être. Mais la conscience exige également la reconnaissance de ses propres déterminations, l’aveu d’être créé, la négation de soi pour que l’autre resplendisse. Cette double exigence est à la fois une attitude psychologique et une posture morale. On distingue mal, dans la conscience, ce qui est de l’ordre de la psychologie et ce qui est de l’ordre de la morale : les deux s’interpénètrent constamment.
La philosophie est une invitation à une continuelle naissance spirituelle. Elle est à la fois manière de penser et manière d’être. Elle appelle la conscience à devenir toujours plus personnelle : mieux se connaître, mieux se former, penser par soi-même ; mais elle l’appelle aussi à rendre à l’autre tout ce que je lui dois, à commencer par mon existence : elle est conscience de dette, conscience de devoir, à l’égard de mes proches, à l’égard de l’Etre englobant auquel j’appartiens.
Dans Phédon, Platon nous raconte la mort de Socrate et, vers la fin du livre, il écrit ceci : Socrate « prononça ses mots, les derniers effectivement qui soient sortis de ses lèvres : ‘Criton, dit-il, à Asclépios nous sommes redevables d’un coq ! Vous autres, acquittez ma dette, n’y manquez pas ». Etranges les dernières paroles de celui dont on dit qu’il est le premier philosophe. Etranges et profondes, puisqu’elles disent que celui qui a passé sa vie à s’interroger sur soi et à élargir sa conscience n’a jamais cessé, néanmoins, et jusqu’à la dernière extrémité, de payer ses dettes, de sacrifier ses biens propres au dieu.
JMG